Correspondances Paris-Beyrouth, 1976

Dans les cartons de famille, j’ai retrouvé des centaines voire des milliers de lettres que se sont échangées ma mère et ses proches tout au long de la guerre.

Ma mère écrivait au stylo plume, à l’encre noire, sur des feuilles épaisses, au format A4, de couleur bleue. Elle passait du français à l’arabe sans aucune logique.

Ces correspondances ont envahi mon petit appartement parisien et je ne sais plus où les ranger. Je les fourre dans des vieux cartons à chaussures qui prennent la poussière près de ma porte d’entrée. À leur lecture, je pensais trouver des réponses à des questions que je m’étais toujours posées. Qu’ont fait mes oncles et mes tantes durant la guerre ? Ont-ils pris les armes ? Tué des gens ? Sauvé des Palestiniens ? Des chrétiens ? Au lieu de ça, je suis uniquement tombé sur des mots d’inquiétude, de peur, de dégoût d’être libanais.

Dans une lettre datée de 1976, une amie de ma mère lui écrivait combien la vie était misérable au Liban : « La vie est très chère, surtout dans le quartier. Chez nous, on manque de pain, il n’y a même plus de pain. L’Université américaine de Beyrouth a fermé, momentanément, je ne sais pas si on pourra continuer ou commencer un second semestre. Mes parents sont très nerveux. Chaque fois qu’on a un petit espoir, les troubles recommencent et il n’y a plus d’espoir. Pâques arrive, on ne sent même pas les jours qui passent, comment sentir les fêtes ? Les jours passent sans aucun changement, nous passons par une période de froideur où l’on sent un vide, et quel vide. Je sens mon cœur vide, mon âme vide, mes pensées vides. Tu sais, j’ai lu que durant cette année il y a eu environ dix mille malades mentaux au Liban qui n’ont entendu que des éclats d’obus et des bombes toute la journée. C’est la folie qui nous attend si ce n’est pas la mort. N’ayez pas peur pour nous Hanane, on s’est habitué à tout. Après la guerre, nous serons des héros. N’est-ce pas ? »

Le plus surprenant quand je lis ces lettres, c’est que, quarante ans plus tard, mes amis et ma famille emploient les mêmes mots sur WhatsApp ou par mail pour décrire leur vie au Liban : le manque d’argent et de pain, l’inflation folle, le désespoir face à la situation.

Cette même amie, agacée, épuisée par la guerre finira par lui écrire : « On a honte de dire que nous sommes des Libanais car nous sommes des sauvages, des hypocrites, des égoïstes, des marionnettes. Les partis politiques, qui étaient des amis et se battaient ensemble contre un autre parti, se battent maintenant entre eux. Ces partis n’ont-ils pas de principes ? N’ont-ils pas un but commun ? Assez de politique, j’en ai marre ! »

Une autre de ses amies se lançait, elle, dans de grandes théories politiques. Elle n’arrêtait jamais. À la lire, on croirait qu’elle avait un poste de secrétaire d’État ou d’espionne alors que ma mère m’a dit qu’elle était femme au foyer depuis ses dix-neuf ans. Son amie assurait toujours qu’elle tenait ses informations de « source sûre ». Comme beaucoup de Libanais, c’est une experte en géopolitique, option complotiste. En 1976, elle écrivait que « de source sûre les Syriens entrent au Liban en quantité. Certains parlent d’annexer le pays et de créer une grande Syrie. On attend que les Israéliens entrent aussi et ce sera la guerre. L’Amérique alors par ce moyen fera venir sa sixième flotte qui attend sur nos côtes, et il y aura alors la partition. Ils vont partager le Liban en six petits États. Beyrouth sera la capitale, avec le port et l’aérodrome, elle sera contrôlée par l’Amérique ou l’ONU. Ce que je viens de te dire, c’est secret. Je t’en prie, ne le répète pas. » Elle terminait toutes ses lettres ainsi : « Ce que je viens de te dire, c’est secret. Je ne t’en prie, ne le répète pas. »

À l’inverse, mon père, lui, n’envoyait jamais aucun courrier sauf si quelqu’un lui demandait (en passant par ma mère) de traduire un poème en arabe. Là il s’appliquait et, de sa plus belle écriture, il écrivait à l’encre noire. J’ai retrouvé l’une de ses traductions et l’écriture de mon père m’a marqué. Elle ressemble à celle des écrivains que l’on peut voir dans leurs correspondances exposées dans des musées. Conscients que leurs moindres faits et gestes seront disséqués après leur mort, les écrivains s’appliquent particulièrement lorsqu’ils écrivent à leurs amis, à leurs éditeurs, à leur famille. Souvent leurs calligraphies sont grandiloquentes. Les majuscules prennent la moitié d’une page et les minuscules sont minuscules et inscrites avec une grande précision. Mon père écrivait de cette façon-là.

Parfois ma mère téléphonait pour répondre aux lettres qu’elle recevait. Elle se rendait aux « télécoms » où grâce à une faille dans le système, elle appelait le Liban pour le même prix qu’un appel en France. Les Libanais s’étaient donné le mot et, semaine après semaine, la file se faisait de plus en plus longue au « Télécom ». Un jour, la direction a compris que le système fonctionnait mal et l’appel à l’étranger a retrouvé son tarif initial, bien trop élevé pour mes parents.

Jusqu’à aujourd’hui et même si elle croule sous le travail, ma mère appelle chaque matin au moins cinq proches sur WhatsApp. Quand les appels vers le Liban sont devenus gratuits grâce à cette application, c’était le plus beau jour de sa vie. Elle pouvait enfin téléphoner sans arrêt à ses amis et sa famille. Pour ma mère, la famille c’est un monstre tentaculaire qui dépasse la simple équation : père + mère + enfants. Il s’agit plutôt d’un ensemble de plus de cent personnes liées par le sang qu’elle avait essayé un jour de rassembler dans un bottin. Elle n’est jamais parvenue à le terminer mais elle me l’a montré quand j’avais commencé à l’interroger sur son histoire. Peut-être pensait-elle que j’allais parler de toute sa famille dans mon livre.

« Est-ce que vous êtes en bonne santé ? Avez-vous besoin de médicaments ? Faut-il vous envoyer de l’argent ? » sont les questions qu’elle pose le plus souvent, comme si elle était à la tête d’une mafia. Ma mère passe son temps à rendre des services, c’est son mazag, son bon plaisir. Elle ne demande jamais rien en échange, elle aime faciliter la vie des gens qui l’entourent, elle me fait penser à une sainte. Sainte Hanane, la sainte douce. Elle peut arranger n’importe quelle situation. Qu’une voiture soit tombée en panne sur une route perdue de France ou qu’une valise trop lourde doive être transportée à Beyrouth, elle a la solution. Si elle découvre qu’on ne l’a pas appelée pour résoudre un problème, elle se vexe. Elle décroche son téléphone et hurle : « Walaw ! Tu ne m’as pas appelée pour te rendre service ! Tu n’as pas honte ? »